Variations sur le thème de L’Identité

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(Texte déposé à la SACD, Copyright YR)

Cet article est paru dans une version abrégée à L’Atelier du roman N°40 (Flammarion) sous le titre Surveillance amoureuse

1/ Un nouveau cycle romanesque

Avec L’Identité, Milan Kundera semble poursuivre un nouveau cycle romanesque commencé avec La Lenteur. Dans ces deux romans, il aborde une forme intime, pudique et que je rapprocherais de la musique de chambre (notamment de certaines œuvres du compositeur Léos Janacek comme ses quatuors ou ses pièces pour piano). Pudique parce que le romancier va vers une grande épure et seul un lecteur attentif comme devrait l’être chaque lecteur peut saisir les résonances et les échos de ce qui faisait ces précédents romans. Tout est là, mais intimement, pudiquement orchestré. Je dirais même que tout ceci a la beauté de la « fragilité ». Il y a là quelque chose d’émouvant dans cette forme romanesque qui luit discrètement avant peut-être sa possible disparition dans un monde littéraire encombré par trop de bruit. Pensons à Bach qui, à la fin de sa vie, s’entêta à développer l’architecture éblouissante de la fugue tout en sachant que celle-ci allait disparaître et peut-être même avait-elle déjà disparu.

La première chose que j’ai faite en ouvrant L’Identité fut d’aller à la… dernière page pour constater, ravi, qu’il se composait comme La Lenteur de cinquante et un chapitres. Retournons un instant en arrière et arrêtons-nous sur les précédents romans de Kundera.

La Plaisanterie 7 parties / Risibles Amours 7 nouvelles /La Vie est ailleurs 7 parties/

La Valse aux Adieux 5 journées

Le Livre du Rire et de l’Oubli 7 parties/ L’Insoutenable Légèreté de l’être 7 parties / L’Immortalité 7 parties.

Comme on le voit, les trois premiers romans de Kundera comportent chacun sept parties, le quatrième cinq (cinq journées) et les trois derniers, de nouveau sept. Sans oublier que nous avons en tout aussi sept romans. Seul le quatrième échappe donc à la règle et occupe une position centrale, charnière, entouré de chaque côté par trois romans. Comme Milan Kundera est un romancier et un grand défenseur du roman comme forme de la connaissance du monde, on remarque qu’il a inscrit, d’une manière emblématique, dans cette architecture la forme même d’un roman. Architecture qui se referme comme un roman, le quatrième roman opérant comme une pliure. Il ne fallait pas être trop surpris, si je peux dire, qu’après L’Immortalité, le prochain roman de Milan Kundera, La Lenteur, serait différent et ne comporterait pas sept parties. Un cycle romanesque était achevé. Un autre débutait.

2/ Qu’est-ce que le moi ?

Dans une préface d’un livre d’art consacré aux portraits et autoportraits de Francis Bacon, Milan Kundera écrit : « …Les portraits de Bacon sont l’interrogation sur les limites du moi. Jusqu’à quel degré de distorsion un individu reste-t-il encore lui-même ? Jusqu’à quel degré de distorsion un être aimé reste-t-il encore un être aimé ? Pendant combien de temps un visage cher qui s’éloigne dans une maladie, dans une folie, dans une haine, dans la mort, reste-t-il encore reconnaissable ? » Et il ajoute cette phrase cruciale : « Où est la frontière derrière laquelle un « moi » cesse d’être moi ? [1]»

En lisant cette phrase, j’ai l’impression de palper le thème majeur de L’Identité et même des précédents romans de Kundera. Cela ne vous rappelle-t-il rien ? Souvenez-vous alors de La Métamorphose de Franz Kafka qui semble répondre en écho à l’interrogation de Milan Kundera. Un homme, Gregor Samsa, se transforme en un insecte tout en gardant son âme humaine. « Cette grave blessure, dont Gregor souffrit plus d’un mois – personne n’osant enlever la pomme, elle resta comme un visible souvenir, fichée dans sa chair – parut rappeler, même à son père, qu’en dépit de la forme affligeante et répugnante qu’il avait à présent, Gregor était un membre de la famille, qu’on n’avait pas le droit de le traiter en ennemi et qu’au contraire le devoir familial imposait qu’à son égard on ravalât toute aversion et l’on s’armât de patience, rien que de patience. [2]» Et pourtant, un jour sa sœur dit : « Il faut juste essayer de te débarrasser de l’idée que c’est Gregor. » « Mais comment est-ce que ça pourrait être Gregor ? [3] »

La frontière serait-elle l’enveloppe de chair qui maquille notre âme ? Non, semble répondre le roman de Franz Kafka à travers son personnage Gregor Samsa qui, malgré son apparence, reste Gregor Samsa. Il pense, sent, est ému par la musique, songe à ses parents et à sa sœur avec attendrissement et amour. Et pourtant… Gregor Samsa va mourir, seul, délaissé, méprisé. Tout le monde a oublié qu’il avait une âme pour ne voir que sa répugnante apparence. Milan Kundera prolonge l’interrogation de Kafka en ce sens qu’il est difficile de nier les répercussions occasionnées sur notre âme lorsque notre apparence physique change à cause de la douleur, de la maladie ou comme dans La Métamorphose lorsqu’un individu se transforme en un insecte. Reprenons. Qu’est-ce qu’un moi ? Question essentielle au centre de l’œuvre de Milan Kundera et au centre de tout l’art du roman. Qu’est-ce que l’individualité ? L’identité ? Cette dialectique entre l’apparence et l’être, entre ce que nous sommes et l’image que nous nous faisons de nous-mêmes ? Dans son dernier roman, Milan Kundera reprend ce thème sur lequel il va multiplier les variations.

3/ Une forme musicale particulière : les variations

 Dans La Lenteur et L’Identité, la forme courte (wébernienne ?) prévaut, contrairement aux imposantes architectures beethovéniennes en sept parties de ses précédents romans. Je cite Anton Webern et je rectifie tout de suite tant La Lenteur et L’Identité appartiennent à la forme fuguée chère à Jean-Sébastien Bach. Je cite Bach, mais je rectifie tout de suite une nouvelle fois tant Beethoven n’est pas loin non plus, si je peux dire, car le compositeur allemand a réintroduit la forme fuguée dans certaines de ses œuvres. Dans d’autres, il s’est aussi beaucoup penché sur une forme musicale particulière : les variations. Et Milan Kundera n’a pas cessé, lui aussi, de poursuivre cette forme musicale dans ses romans, plus explicitement d’ailleurs dans Le Livre du rire et de l’oubli.

Rappelons que la variation est un procédé de composition musicale entraînant la transformation d’un thème (original ou provenant d’un autre compositeur) qui est repris sous différents aspects, thème néanmoins reconnaissable sous ces travestissements. Cette transformation peut s’effectuer par ornementation, diminution, figuration, coloration ou au contraire décoloration, simplification, transformation rythmique, changement modal ou tonal. L’adjonction courant est d’ordre polyphonique ou harmonique.

À partir des cinquante et un chapitres de L’Identité, on pourrait dégager les variations à partir du thème initial (cela demanderait d’écrire tout bonnement un livre) et constater que le roman a été patiemment poli, orchestré, minutieusement composé dans un éblouissant tissu contrapuntique. Essayons de voir succinctement (trop succinctement !) ce que Milan Kundera, tel un artisan dans son atelier romanesque, a bricolé autour de ce thème. Les chapitres sont entre parenthèses.

4/ Études

L’identité : thème central du dernier roman de Kundera ou nouveau volet dans cette exploration de qu’est-ce qu’une identité, qu’est-ce qu’un moi ? Celui-ci va engendrer toute une série de réflexions et d’interrogations qui, à leur tour, vont en amener d’autres et tout ceci va être intimement entrelacé et imbriqué au long des chapitres pour nous permettre d’apprécier toutes les facettes, toutes les nuances et toutes les variations possibles et inimaginables du thème initial, inscrivant d’une manière romanesque cette recherche comme connaissance de l’homme et du monde.

L’Identité part d’une chose en apparence anodine, une émission de T.V. Perdu de vue dont Chantal, le personnage central féminin, entend parler dans un hôtel au bord de la mer. L’impact est immédiat : Chantal imagine Jean-Marc, son mari, disparaissant de sa vie, le perdant littéralement de vue. Sur la plage, elle constate qu’elle vit dans un monde où les hommes ne se retournent plus sur elle. Chantal avait réussi à protéger son intimité de la banalité de la vie qui la transformait en objet, havre de paix qu’elle s’était résolument construit, entouré par le seul regard d’amour de Jean-Marc qui la préservait des regards inconnus et froids de la multitude, et voilà que c’est ce dernier qui va perturber cet équilibre en lui envoyant des lettres signées C.D.B. L’identité de Chantal va se dissoudre, elle va abandonner son moi au monde extérieur de la banalité et de l’impersonnalité.

Ce perdu de vue est lié dialectiquement au thème de la surveillance de l’individu dans notre société où il est justement impossible d’être perdu de vue, forcés que nous sommes de vivre dans une contraignante promiscuité qui mène droit à une perte d’identité dans notre rapport à autrui et au réel. On retrouve ici ce que Kundera écrit dans Les Testaments trahis : « La divulgation de l’intimité de l’autre, dès qu’elle devient habitude et règle, nous fait entrer dans une époque dont l’enjeu le plus grand est la survie ou la disparition de l’individu.[4] » Enjeu primordial au centre du roman et que l’on retrouve ici au chapitre dix-sept.

À un séminaire de son agence de publicité dont le patron, Leroy, est un ancien trotskiste, Chantal assiste à un spot qui montre un fœtus pratiquant une fellation de son propre organe sexuel. Rentrée chez elle, Chantal déclare à Jean-Marc qu’on espionne, qu’on filme l’individu jusque dans le ventre maternel. Elle évoque l’exhumation d’un corps pour examiner ses gènes, puis la tête de Haydn que l’on a coupée pour qu’un savant puisse situer le génie de la musique ou encore les yeux d’Einstein qu’un disciple a prélevés, car il ne supportait pas de vivre sans le regard de son maître. Seule solution, dit-elle, le feu crématoire afin d’échapper à cette surveillance constante même après notre mort.

Si l’identité est une inlassable interrogation, la non-identité est plus immédiatement repérable, identifiable : c’est la célébration de tout ce qu’il y a de plus banal chez l’être humain (l’éloge de la vie, de la vie biologique, vie sexuelle, etc., l’émission Loft Story était exemplaire à cet égard) qui, à travers le fantasme d’une transparence, d’une surveillance du corps social, fait que tout le monde imite tout le monde, mimétisme aboutissant à un conformisme généralisé. « Si nous cachons pudiquement ces intimités, ce n’est pas parce qu’elles sont tellement personnelles, mais, au contraire, parce qu’elles sont lamentablement impersonnelles. »  Cette frontière « derrière laquelle un « moi » cesse d’être moi » semble s’opérer dans la célébration de cette banalité, de cette impersonnalité qui, élaguant toute question gênante sur notre existence, transforme l’être humain en kitsch, mettant en péril le statut de son identité, de sa réelle personnalité.

Cette surveillance et cette promiscuité ne sont pas, comme on pourrait le croire, un phénomène uniquement social ; c’est avant tout un phénomène humain, banalement humain. Il s’exerce aussi au niveau familial et individuel, en soi-même, au plus intime de soi-même, avant de devenir habitudes et règles sociales, voie que le roman n’élude pas : Chantal rêve de sa mère, de son ex-mari et de sa nouvelle épouse, et se réveille dégoûtée par le baiser que lui a donné cette dernière. Plus tard, Chantal se souvient de la perte de son enfant puis des réunions familiales dans une grande villa où elle avait l’impression de se sentir épier. Comme si sa famille attendait sa nouvelle grossesse, comme si « tous s’appropriaient un droit de regard sur son ventre ». Plus tard, la belle-sœur de Chantal et ses enfants débarquent chez elle à l’improviste ; ses enfants fouilleront dans l’armoire de Chantal et jetteront les lettres de CDB par terre. Chantal se souvient d’une villa où l’on entendait tous les bruits intimes.

Chantal reçoit bientôt des lettres signées CDB qui l’espionne. À son tour, comme séduite par ce piège gluant, Chantal se met à espionner son entourage et va rompre la délicate frontière qui séparait son existence individuelle de la vie banale et impersonnelle qu’elle avait rejetée. Elle soupçonne un habitué d’un bistrot nommé Charles Du Barreau, un mendiant puis finalement son mari, Jean-Marc, sa connaissance la plus intime. Elle examine les deux écritures, celle de l’espion et de Jean-Marc, et va dans un cabinet de graphologie. Accusé de délation, elle s’enfuit en courant. Espionnite qui la trahit même physiologiquement à plusieurs reprises, sa rougeur (« un feu secret qui la dévore »)  : dans le cabinet de graphologie, quand Chantal dit à Jean-Marc « Les hommes ne se retournent plus sur moi. » ; quand elle passe devant Charles Du Barreau en compagnie de Jean-Marc ; lorsqu’elle se retrouve à la partouze où le vieil homme veut la déshabiller de son moi, de son nom ; rougeur liée au collier de perles rouges que CDB trouvait beau, au manteau carmin de cardinal, chemise de nuit rouge qu’achète Chantal. Cette surveillance obsessionnelle est consubstantielle d’une promiscuité des corps, la partouze finale où l’effacement des identités atteint son comble.

Si Chantal est placée sous le signe de la dissolution (vers l’extérieur), Jean-Marc, lui, est envisagé sous le signe de la confusion (vers l’intérieur), tous les deux aboutissant à une perte d’identité et à celle de la frontière entre réel et irréel. En contrepoint de ce perdu de vue, Jean-Marc est lié à la thématique de l’œil, du regard, de l’oubli. Il revoit à l’hôpital un ancien ami d’enfance F. qu’il a perdu de vue, car ce dernier n’a pas défendu Jean-Marc un jour à une réunion de travail. F. lui rappelle une conversation qu’ils ont eue au lycée : Jean-Marc ne supportait pas de voir dans une fille son simple battement de paupière lavant la cornée. Jean-Marc est étonné de cette idée qu’il a oubliée. Il repensera plus tard à F., à l’œil, la fenêtre de l’âme qui doit être lavée toutes les dix secondes et voudra voir, en rentrant, chez Chantal, sa paupière lavant sa cornée. Jean-Marc pense aussi à son métier de médecin, qu’il a abandonné, car il ne supportait pas de voir non seulement la mort, mais le corps humain avec son imperfection.

Ne trouvant pas Chantal sur la plage, Jean-Marc croit la reconnaître avant de se rendre compte de sa méprise. Jean-Marc s’interroge : « Confondre l’apparence physique de l’aimée avec celle d’une autre. Combien de fois il a déjà vécu cela ! Toujours avec le même étonnement : la différence entre elle et les autres est-elle donc si infime ? Comment se peut-il qu’il ne sache pas reconnaître la silhouette de l’être le plus aimé, de l’être qu’il tient pour incomparable ? »

Retrouvant Chantal à l’hôtel, il trouve son visage vieux, comme si la femme qu’il avait vue sur la plage s’était substituée à Chantal. Substitution qui se prolonge dans un de ses rêves où cherchant Chantal, il la trouve avec un visage étranger, inconnu, ou encore quand il va l’attendre à son bureau et a du mal à reconnaître la Chantal du matin. Dès lors, l’irrationnel fait irruption dans le couple qui ne se comprend plus, tous les deux étant devenus un fantôme pour l’autre. Les mots ne leur servent plus à se comprendre, mais les séparent, chacun entraînant mimétiquement l’autre en une étrange, risible et irréelle valse. Jean-Marc va interpréter un rôle, il se dédouble en quelque sorte : il va lui envoyer des lettres signées C.D.B. transformant son œil d’amoureux en une caméra de surveillance, obéissant croit-il au désir de Chantal, que des hommes se retournent sur elle, et poussé aussi par l’humiliation de se sentir un clochard dans l’âme, c’est-à-dire d’être abandonné et seul. Jean-Marc se sentira découvert, pris à son propre piège et rougira quand Chantal lui répondra qu’elle va à Londres (« Tu sais pourquoi à Londres »), ville évoquée dans la dernière lettre de CDB. Jean-Marc va alors à la gare du Nord, monte dans l’Eurostar et aperçoit dans un compartiment Chantal gaie, étrangère, autre. À Londres, Jean-Marc perd de vue Chantal. Il se retrouve devant la maison où a lieu la partouze, croyant dans sa jalousie que Chantal a rendez-vous avec Britannicus (sobriquet donné par Jean-Marc à un homme qui courtisa Chantal et qui était un partouzard), tente d’y pénétrer et s’en fait expulser. Il se dirige une nouvelle fois vers la maison et appelle Chantal.

5/ Point d’orgue

La fiction s’interrompt brutalement. Jean-Marc crie « Chantal » et la prend dans ses bras. Ils sont en fait dans un lit. Le romancier se demande alors « Qui a rêvé cette histoire ? Qui l’a imaginé ? Elle ? Lui ? Tous les deux ? Chacun pour l’autre ? Et à partir de quel moment leur vie réelle s’est-elle transformée en cette fantaisie perfide ? (…) Quel est le moment précis où le réel s’est transformé en irréel, la réalité en rêverie ? Où était la frontière ? Où est la frontière ? »

Chantal : « Je ne te lâcherai plus du regard. Je te regarderai sans interruption. J’ai peur quand mon œil clignote. Peur que pendant cette seconde où mon regard s’éteint ne se glisse à la place un serpent, un rat, un autre homme. » (…) Je vais laisser la lampe allumée toute la nuit. Toutes les nuits. »

À ce moment de la narration[5], on aura beau chercher désespérément cette frontière dans le roman, on ne la trouvera tout simplement pas. Jamais dans ses précédents romans, Milan Kundera n’avait à ce point confondu réel et irréalité, réalité et rêve au point où les deux sont inextricables. D’habitude, des éléments imaginaires se glissaient dans la narration ou étaient juxtaposés l’un à côté de l’autre et l’on arrivait à les reconnaître sans problème. Ici, cette frontière est indiscernable. Cette manière d’inscrire cette confusion au centre du roman n’est pas fortuite bien évidemment. Elle en est la structure intime, le point d’orgue aboutissant à cette surveillance aussi dérisoire qu’illusoire, faisant basculer notre intérêt pour autrui en une intime et impitoyable traque. Terrifiant piège qui doit interroger en retour le lecteur et que le roman emblématise comme connaissance de soi-même et du monde.

6/ L’Amour

Je n’ai pas beaucoup parlé jusqu’ici de la relation entre Chantal et Jean-Marc. S’il est une notion dont on parle peu, voire très mal à notre époque marchandionysiaque, c’est bien celle de l’amour où les individus ne semblent devenus que des « partenaires », et leurs rapports sexuels eux-mêmes réduits à une compétition sportive orgasmique, à une vaste usine à piston (on se rappellera l’ironie de Fellini dans son éblouissant Casanova). On assiste à une étrange tendance qui « divinise » l’acte sexuel en oubliant qu’elle ne fait qu’idolâtrer l’automatisme de l’instinct. Il est même symptomatique qu’à notre époque « libérée », on parle plus de sexe et de pornographie que d’amour et d’érotisme. Sur ce dernier point, c’est quasiment le dépôt de bilan. Rien de plus conformiste au fond que la pornographie qui se polarise uniquement sur ce qui est interdit comme normalité officielle et « déifie » ce qui est mécaniquement le plus trivial.

L’Identité prend sereinement à rebours toute cette tendance contemporaine pour proposer une vision aussi concrète que fragile de l’amour. L’amour n’est pas recherche d’un double, d’un clone de soi-même à travers l’autre (négation pure et simple de l’altérité et on a là sans doute l’essence même de ce qu’on appelle la vampirisation), mais reconnaissance et acceptation de la personne aimée, « pari, extravagant, sur la liberté. Non pas la mienne, celle de l’autre » écrit Octavio Paz dans La Flamme double. C’est l’une des grandes conquêtes de la littérature que d’avoir posé l’autre comme énigme, comme mystère et d’avoir sans cesse interrogé le désir et ses multiples avatars faisant du roman par exemple un moyen de connaissance spécifique que l’on mésestime trop souvent. Cette histoire débuta au XIIe siècle avec l’apparition de l’amour courtois (fin’amor) et de poètes provençaux qui inventèrent un code d’amour très particulier. Celui-ci, malgré des variations et des métamorphoses, féconda et façonna une sensibilité proprement occidentale de l’amour qui s’est perpétué jusqu’à nous aujourd’hui, mais qui peut très bien disparaître demain dans le plus grand silence.

C’est cet arc en ciel que prolonge L’identité en interrogeant le lien amoureux qui unit Chantal et Jean-Marc et du péril qu’il y a à le sacrifier. Car si l’être dont on est épris est irremplaçable, être tiré de la marmite de la multitude par le regard amoureux, il ne s’agit pas non plus de le fantasmer, mais de laisser advenir sa pure présence, sa pure réalité concrète, étrangère à nous-mêmes sinon un grand danger nous guette : cette « incroyable capacité humaine à remodeler le réel à l’image de son idéal. [6] », ou encore comme le dit Clément Rosset : « Et c’est au fond l’erreur mortelle du narcissisme que de vouloir non pas s’aimer soi-même avec excès, mais, tout au contraire, au moment de choisir entre soi-même et son double, de donner la préférence à l’image. Le narcissique souffre de ne pas s’aimer : il n’aime que sa représentation. S’aimer d’amour vrai implique une indifférence à toutes ses propres copies, telles qu’elles peuvent apparaître à autrui et, par le biais d’autrui, si j’y prête trop attention, à moi-même.[7] »

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L’amour n’est donc pas cette reconnaissance narcissique d’une image de soi-même à travers l’autre, mais au contraire dans le renoncement à cet immature dédoublement que le roman emblématise en opérant une confusion entre réel et irréel. « Toute la valeur de l’être humain tient à cette faculté de se surpasser, d’être en dehors de soi, d’être en autrui et pour autrui [8] » nous dit ailleurs Kundera. Ce n’est pas une singulière façon d’aimer qui disparaît alors, mais à travers elle la relation à notre être et à la façon dont nous appréhendons le monde et autrui. En refusant à un moment ce dépassement, Chantal et Jean-Marc glissent peu à peu, presque imperceptiblement, mais irrémédiablement dans une surveillance angoissée au point de devenir étranger l’un à l’autre, remplaçant justement l’autre et eux-mêmes par un double, une copie, un modèle fantomatique et irréel (qu’il soit social ou individuel). L’Identité met ainsi le doigt sur le rapport fondamental que nous entretenons intimement avec l’image que nous nous faisons de nous-mêmes et dans notre rapport à autrui opposant ainsi la quête amoureuse à l’enquête policière.

7/ L’Identité

À partir du thème du moi, de l’identité, le romancier en tire toute une série de variations qui lui ont permis de cerner cette interrogation existentielle sous tous ses aspects, balayant au passage tous les dogmes actuels comme celui du subjectivisme par exemple ou de l’autonomie du moi. Existence que l’homme ne maîtrise que très peu dans ce monde qui est devenu un piège pour l’homme lui-même. La société épie ses moindres faits et gestes et l’oblige à faire des choses qu’il n’aime pas faire, il se surveille lui-même en se composant un visage social mensonger et hypocrite, qui l’instrumentalise en quelque sorte. Comment un moi peut-il être un moi, un moi bien distinct des autres, original, dans une société où, à travers les pressions sociales, presque tout est organisé en troupeaux, aussi bien les vacances, les loisirs, la culture que le travail ? Comment notre identité pourrait-elle rester immuable, statique à travers les transformations qu’opère le temps sans compter que notre mémoire à notre insu sélectionne, lifte des fragments de notre passé et les recompose à son gré ? En un mot, comment un individu peut-il être lui-même (ou comment un moi peut-il être un moi ?) dans une société ou tout le monde copie tout le monde dans une contagion mimétique effrénée et où cet individu s’ignore et se ment à lui-même ? Le moins que l’on puisse dire est que beaucoup de choses lui échappent et on ne peut que souligner la grande fragilité de l’existence humaine. Le seul acte de courage que l’homme puisse faire est d’en prendre connaissance pour moins en souffrir.

La beauté de L’Identité tient à ce que Milan Kundera, dans un style sobre et simple, sait mettre le doigt sur l’impalpable, l’indicible qui fait que nos existences peuvent basculer à un moment dans un autre monde, l’irrationnel, l’irréel, et en étudiant intimement ce mécanisme au travers d’un couple, c’est-à-dire de ce qui nous paraît le plus proche et en même temps aussi le plus étranger. D’autant plus que l’image que nous nous faisons de ce monde, des autres, de nous-mêmes est si fragile qu’il est bien présomptueux et vaniteux de lui opposer l’empire arrogant des convictions.

On pourrait rapprocher le roman de Kundera d’avec le dernier et admirable film de Stanley Kubrick qui tire, dans Eyes Wide Shut (lui aussi une histoire de couple), la même leçon sur la frontière floue et ambiguë qui existe entre réel et irréel, entre rationalité et irrationalité et aussi au danger de confondre les deux. Car le réel, autrui, peut nous échapper à tout moment ; le basculement du réel à l’irréel peut s’effectuer par le simple battement de la paupière qui, en un laps de temps infime et dérisoire, peut substituer à notre vision du monde que l’on croyait stable et sûre, un délire fantasmatique, sans que nous percevions le moment même de basculement, point bien difficile à saisir en vérité. Et cette sagesse que nous propose le roman, on devrait en quelque sorte la faire sienne dans nos vies quotidiennes. À chaque instant, aussi futile et aussi insignifiant en apparence qu’un battement de paupière, nous sommes menacés de perdre notre identité si chèrement et si longuement acquise, de nous méprendre, d’oublier la délicate et si fragile frontière qui existe entre rationalité et irrationalité. Tout le tragique et le risible de l’homme aussi bien d’une manière intime que d’une manière historique n’est-il pas là ?

Yannick R (2007)

[1] Bacon, portraits et autoportraits, Les Belles lettres / Archimbaud, 1996, p. 11.

[2] La Métamorphose de Franz Kafka, Ed Garnier-Flammarion, p 77.

[3] Ibid, p. 88.

[4] Les Testaments trahis, Gallimard, 1993, p. 304.

[5] On peut y voir un prolongement de l’œuvre de Kafka mais aussi une allusion à Lewis Carroll dans l’interrogation finale d’Au travers du miroir quand Alice parle à sa chatte : « Qui a rêvé tout cela ? ». Et Lewis Carroll conclut : « Et vous, qui donc croyez-vous que c’était ? »

[6] La Plaisanterie, Ed Folio, p. 272.

[7] Le Réel et son double, ed. Folio, pp 113-114.

[8] Risibles amours, Ed Folio, p. 195.

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