Ultima Necat I-VI de Philippe Muray

« La Terreur du Bien n’avance qu’à petits pas, c’est sa force et c’est son allure. Un cordicole ne vous encule jamais que par devant, et tout en vous offrant des fleurs ou des bonbons. » Philippe Muray

Ultima Necat n’aura que six tomes. Le journal commencé en 1978 s’arrête fin 1997 même s’il se poursuit jusqu’en 2004. Ainsi en a décidé sa femme, Anne Sefrioui, qui explique pourquoi : « Bien que Philippe Muray ait prolongé son journal au-delà de cette date, j’ai fait le choix d’en achever l’édition avec l’année 1997, suivant en cela la préparation éditoriale de l’auteur lui-même. En effet, si l’on excepte les premiers textes manuscrits qu’il n’avait pas eu le temps de décrypter, Muray a imprimé et relié chaque année de son Journal. Or il cesse de le faire précisément cette année-là, sans en donner nulle part le motif. J’ai donc considéré à mon tour cette date comme un butoir. » Il est regrettable que le reste ne soit pas publié ne serait-ce que pour des réflexions inédites en soi ou sur tel ou tel événement, etc. Tout au long des six tomes, certains passages ont été caviardés, soit parce que sa femme l’a opéré de sa propre initiative, s’y trouvant exposée, soit afin de respecter la loi.

Philippe Muray est mort en 2006 d’un cancer à soixante ans. Il y a aussi beaucoup de mondanité dans son éloge. On tache de se rendre sympathique auprès de lui symboliquement plutôt que de se retrouver dans son épuisette, ce qui ne manque pas d’arriver quand on surprend des personnes qui aiment ce qu’il écrit, prétendent-ils, tout en se contredisant dans leurs choix. Un certain comédien.

Pourquoi un Journal donc ? Il explicite : « Dire le plus crûment possible tout ce que je pense être vrai et qui ne peut en aucune façon être avoué publiquement. Il y a des choses dont l’aveu vous condamne à jamais. Ça s’est passé à toutes les époques, mais plus encore dans notre société cordicole d’aujourd’hui. » Mais qu’est-ce que le cordicolisme ? « Nom donné à une forme de totalitarisme apparue en Occident dans les dernières années du XXe siècle. Tyrannie qui, sous les apparences de la philanthropie et de l’humanitarisme, propose un programme d’asservissement de l’individu sans précédent. Étatisme sans limites, terrorisme de la Santé publique, solidarisme dévorant, tribalisme moral, européanophilie, rôle grandissant de l’assistance sociale et de l’impôt spoliateurs, ne sont que quelques-uns desmoyens employés par les cordicoles. Sans leaders notables, sans idéologie apparente, sans discours substantiel, le cordicolisme vise, par une répression des mœurs progressive menée au nom de l’intérêt général, l’achèvement de l’égalisation, ainsi que la disparition de ce qui reste de vie privée et de libre-arbitre dans la société. »

Le ton est donné. Cet Empire du Bien est une terreur douce redoutable qui tente de ne pas se faire remarquer en s’habillant d’un costume festif au sens large. Il n’existe pas quelque chose d’extérieur à lui qui le ferait vaciller. Auparavant, il existait bien du négatif qui faisait opposition au système (des penseurs, le roman, etc.), mais maintenant, cet empire s’est enrobé de son bon droit qui lui permet de passer au rouleau compresseur tout opposant réel en l’accablant de qualificatifs outrageants (sexiste, antiféministe, fasciste, réactionnaire, et toutes les « cages aux phobes » possibles, etc.). Ainsi le système a l’impunité totale. « Comme ce réel se confond avec le Spectacle, le Spectacle lui-même devient intouchable. » On comprend que Philippe Muray verse du vitriol sur ce Spectacle pour le calciner.

Il faut dire que l’exhibition narcissique de soi et de son intimité dans la sphère publique est l’une des plus grandes calamités au XXe siècle (bien sûr rendu allant de soi et devenu populaire dans le moindre geste) que l’homme ait accompli, mère de la délation par médias et journalistes interposés. Comme toute foule est lyncheuse par définition, l’avoir aiguillée au XXe siècle vers le Bien, l’humanitaire, la victimisation, le collectif fraterniseur, fut une ruse diabolique. De plus à l’ère numérique par sa vitesse de propagation et son accélération permanente. Si Muray s’en prend à ce système avec sa verve radicale, c’est justement pour faire opposition à ce vertuisme fédérateur et citoyen (« Chaque être humain est, à lui seul, une association de boycott. ») qui transforme tout un chacun en persécuteur autorisé et sans cesse outragé : « Dans la vie des peuplades humaines, ce n’est pas le contenu des engagements qui compte, mais la rage grégaire à s’engager, laquelle ne faiblit jamais. » Qu’un malheur survienne, la moindre victime réclame son « droit à » en faire la publicité, se transforme en association de lutte, excroissance cancéreuse de son ego : « Moins nous sommes convaincus de notre propre intérêt (et même de notre existence), et plus nous avons besoin de témoins. » Victimologie = Téléthon. Fraternithon. Moithon.

Philippe Muray est radicalement opposé aux Droits, à l’Egalité qui ont amené à cette situation ubuesque, ne cessant de pulluler comme le phylloxéra sur la vigne : « L’injustice n’est jamais dans l’inégalité des droits, elle est dans la prétention à des droits « égaux ». Chose que l’on ne cesse de justifier sous le nom de changement pour perpétuer une infinie dégradation : « L’éloge du changement est désormais la marque de ceux qui veulent que rien ne change à leur domination. » Pour comparer deux époques, prenez des romans de Marcel Pagnol et un épisode de la série Plus belle la vie !, et on mesure l’ampleur du désastre. Nous avons aussi les photos de Martin Parr pour constater comment on peut transformer un être humain en clown grotesque et décati et fier de l’être.

D’où la perte de toute singularité pour l’enrôlement dans la masse agglutinante dont la langue est devenue un perchoir à perroquets répétant et ressassant les mêmes slogans et les mêmes clichés antidiscriminatoires. Car ces gens en lutte apparente ne sont que des contestataires de synthèse subventionnés par le Spectacle pour aller dans le même sens que lui. Militer, adhérer, chercher à convertir, faire du zèle, convaincre, recruter des adeptes relève d’une épidémie. Le collectif est meurtrier ; seul l’inattendu est bonheur.

Au fond, Muray ne s’en prend pas à la bonté ou à l’amour en soi, mais au pathos de la bonté ou de l’amour qui coule publiquement, exhibant son sirop mielleux. Comme il ne s’en prend pas à la Fête (comme elle existait autrefois), mais parce que la Fête bruyante est désormais partout, s’infiltrant dans la moindre campagne de marketing, arborant son sourire niais et autosatisfait de loutre bavante et victorieuse tout en s’accompagnant d’une volonté acharnée, persécutrice et revancharde contre tous ceux qui ne lui ressemblent pas.

Comme symptôme, il évoque un fait hallucinant : en 1994, une fille de huit ans gravement malade, Jennifer Bush, tend un tee-shirt marqué d’un « Friends of Jennifer » à Hillary Clinton, l’épouse du président des États-Unis, qui vient l’embrasser. Cette scène bouleverse l’Amérique. Kathy Bush et sa fille sont des vedettes. Des figures symboliques de la lutte pour les droits sociaux. Du jour au lendemain, l’argent afflue. Grâce aux associations caritatives, les Bush roulent sur l’or. Ils déménagent, achètent une villa de 100 000 dollars, font creuser une piscine dans leur jardin, s’offrent deux voitures de luxe, ainsi qu’une Harley Davidson. Et on apprendra que depuis sa naissance, Kathy empoisonne sa propre fille, entretenant ses maladies par le procédé d’injections de matières fécales dans les sondes d’alimentation de l’enfant. Kathy est atteinte du syndrome de Münchausen, sorte de démence qu’elle sait dissimuler sous sa façade de mère admirable. Elle avait bien compris que la victimologie rapporte gros ! Allez, on ressort les monstres avec de chaudes larmes devant les médias. Et tout le monde a cru au spectacle.

Cette « tyrannie de la solidarité » avec ses « pitbulls de la Vertu » touche toute la réalité et la remplace, y compris l’art substitué à la culture : « Toute littérature qui ne sait pas qu’elle est ennemie de la culture n’est pas de la littérature. » Le roman ou tout art pour lui sont gravement menacés, voire quasiment morts. C’était au contraire l’ambition du roman que de critiquer et de s’opposer aux foules, au grégarisme fédérateur pour faire entendre une voix fragile et isolée. « Le roman est la preuve qu’il y a un antagonisme fondamental entre la littérature et le genre humain. » Autrement dit, les intérêts de l’espèce.

Justement le sexe. Justement l’espèce. Si Muray tient à défendre la différence sexuelle et refuse mordicus d’avoir des enfants, c’est pour échapper à l’espèce qui roule d’elle-même comme une bille dans une pente. Tous ceux qui veulent faire taire les différences sexuelles sont là pour abolir le sexe, et l’hétérosexualité, encore plus de nos jours en la noyant dans l’homosexualisme, le lesbianisme, le transgenrisme, etc., comme prescription d’autorité publique. Toute chose qui devient exposée et massifiée meurt dès qu’elle dépasse le privé pour s’échouer comme une baleine dans l’universel avec ses valeurs. La « libération sexuelle » s’est massifiée, s’est transformée en déroute et par la proximité a produit le sida comme les vacances en masse ont donné le tourisme et le saccage du Sud avec le béton. « Toute non-valeur est liée à la grégarité. Et tout ce qui est hostile à la grégarité se condamne au mutisme et à l’isolement. Les choses qui révoltaient le plus la société, notamment la sexualité « libre », n’ont été tolérées ou encouragées que lorsqu’elles sont sorties de la singularité pour devenir accumulation, communication, échange, et même transparence, donc contribution à la prolongation de l’espèce, à la conservation du troupeau. Ce qui est grégaire est conforme et ce qui est conforme est grégaire. Ainsi la pornographie est-elle devenue moralement utile dès qu’elle accéda au grade de phénomène de masse. » Effectivement, la pornographie abolit le sexe même par sa représentation imagée hyperréaliste.

Et bien sûr l’Empire du Bien a ses chiennes de garde, notamment les féministes dans une victimocratie infernale (« l’instauration du règne terrorisant des victimes, toutes les victimes de l’Histoire »), l’envie du pénal, le déchaînement des interdictions dans des récriminations sans fin. « Si tout se passe anormalement comme prévu, on devrait assister à des conflits fantastiques dans les années qui viennent. J’espère quand même vivre assez vieux pour voir des obèses se faire gifler dans les rues, des fumeurs abattus sans sommation, des alcooliques lynchés et ainsi de suite. Et à votre bonne santé ! Et que celui qui n’a jamais gerbé me jette le premier vomi ! » Et d’ironiser : « Il n’y a pas d’images humiliantes de l’homme. Jamais un homme ne trouvera humiliante pour lui une photo montrant un homme en bunny genre « clubs Play Boy ». Et Philippe Muray n’a pas connu me semble-t-il, la « clitoculture », le clitoris géant au Trocadéro (inversement proportionnel à sa microscopique petitesse), et tous les livres invoquant les histoires de foufounette étalées dans les vitrines des librairies pour terrasser le phallus et se passer de lui. C’est dire. Sans doute que la volonté d’avoir des enfants sans sexe est le nouvel horizon grâce à la Technique transhumaniste.

Il en veut même aux femmes de ne pas aimer le sexe pour les joies du sexe sans le rêve d’enfant en ombre portée. « L’enfant est la trace de l’agression commise par la femme contre l’homme. » Car l’enfant, et surtout l’infantocratie avec son rêve d’innocence et de pureté est un vouloir-guérir (« Je parle toujours bien sûr de la volonté d’enfant qui s’élève en opposition à une volonté contraire. ») Il relève une publicité des Télécoms. La photo représente un immense bébé qui, de profil, parle à l’oreille d’un vieillard terrorisé, recroquevillé avec le commentaire : « Nous allons vous faire aimer l’an 2000 ! » Commentaire du commentaire : « NOUS AVONS LES MOYENS DE VOUS FAIRE AIMER ! »

Ce monde de l’enfant est celui aussi des mères féministes sur lequel elles ont fait main basse grâce à la privatisation de leur ventre (« Mon corps, mon choix ! ») dans une victimocratie sans limite et dont le Spectacle utilise les bénéfices à son avantage. La sacralisation de l’enfant multiplie les affaires de pédocriminalité. Au passage, on lira avec profit le remarquable livre de François Ricard, La Génération lyrique, Essai sur la vie et l’œuvre des premiers-nés du baby-boom (Climats) concernant cette infantilisation du monde où l’enfant n’a plus été vu comme une existence moribonde, mais une catégorie sociale de plein droit pouvant imposer ses normes et ses exigences aux adultes. Et Muray décline cette infantilisation dans tous les domaines, investissant la vie privée sous le nom de transparence, les loisirs, le sport (« la tenue de jogging devenue le vêtement unisexe d’un monde « libre » qui avait vraiment peu de raisons de se moquer de l’uniformité du col mao en Chine »), l’indifférenciation sexuelle, « le parler chimpanzé, ce télépatois national (« crapoto basta », « miam miam double télé », etc.) », la juvénophilie ou jeunisme, etc. Comme le tourisme est devenu le commerce N°1, il ne faut pas désespérer Nouvelles Frontières ! Bienvenue dans la nouvelle terreur joyeuse des Jeux olympiques 2024 !

C’est sans doute parce que les « victimes » pensent être sauvées (on ne sait de quoi, mais certainement pas de la vie qui est la maladie même) de leur impuissance existentielle et que le pouvoir caresse les gens dans le sens des poils du cul en lui faisant miroiter un paradis artificiel et une immortalité feinte. Elles ne peuvent renoncer à leurs droits que le Spectacle leur retirera quand il n’en aura plus besoin sous peine de s’apercevoir qu’elles ont été leurrées après avoir macéré copieusement dans leurs revendications narcissiques. « Qui refuserait les planches à voile, les autoroutes, les skis, la pub pouilleusement érotisée, et toute la quincaillerie dont on a bourré notre nouvel « horizon indépassable » ? Qui dédaignerait le règne de la Justice et de l’Egalité motorisées ? Qui, enfin, ne se félicite tous les jours d’appartenir à un univers où n’importe qui peut péter plus haut que son pot d’échappement ? »

Là encore, Muray affirme sans détour le rôle de la littérature : « La littérature n’est pas du côté du maternel culturesque, elle est du côté du Père : incarnation de décisions qu’on ne discute pas, qui n’ont pas à être justifiées. Pôle d’identification du phallus. La littérature ne se discute pas. Elle s’admire ou elle se quitte. Le débat, en revanche, c’est du maternel, c’est du culturel. La littérature ne parle pas, n’écoute pas, ne débat pas. Elle dit. » Cependant, il préfère de ses écrits un « désaccord intelligent à une approbation paresseuse », ce qui pourrait lui apporter des réflexions qu’il aurait omises, mais il faut qu’elles soient diablement fines et intelligentes. Il cherche à comprendre son époque qui le dégoûte, l’horrifie, mais dépasse le strict rouspéteur pour cerner la diarrhée festive et mimétique qui s’est étendue sur l’individu contemporain. Cet exhibitionnisme du Bien. Homo festivus.

À l’instar de Baudrillard, un touriste est plus dangereux qu’un terroriste, fût-il islamiste. Car pour Muray, l’invasion du Bien est bien plus terrifiante, elle avale tout, elle change les corps et les âmes. Il faut des ennemis commodes au Spectacle, des ennemis bien moisis et bien poussiéreux de l’Ancien monde pour faire avancer son inéluctable Empire et que les adeptes puissent adopter le Disneyland aux ponts de guimauve qu’on leur propose comme souverain, yeux bien grands ouverts, bref des monstres authentiques habillés et technicolorisés, au besoin financés pour créer de l’Histoire et de l’agitation médiatique.

D’ailleurs, il avait compris qu’on avait dépassé toute idéologie habituelle et qu’une autre nomenklalura avait succédé aux tyrannies délabrées (stalinisme) : « La lutte finale a eu lieu, le Spectacle a baisé le communisme, il lui a arraché les couilles et il les a remplacées par les siennes. Comme prévu, le cocoomunisme triomphe du communisme. Il a maintenant en charge le récit des événements et la conduite du monde. C’est lui qui dit ce qui se passe, ce qui s’est passé et ce qui se passera. Il est inattaquable puisque c’est lui, aussi, et lui seul, qui a terrassé la Bête totalitaire au terme d’une guerre dont il est seul à pouvoir fournir le récit mythologique. Comme tous les bourreaux qui triomphent, il détient également le monopole de l’analyse et de la commémoration à perpétuité de ce triomphe. Ce qui se passe, ce n’est ni une révolution, ni une contre-révolution, c’est la naissance d’un nouveau mythe (Nouvel Ordre Mondial + New Age = terrorisme du politically correct, etc.), donc un nouvel ennemi. »

Au fil des pages, on côtoie beaucoup de monde, des gens que Muray déteste viscéralement, d’autres qu’il admire, d’autres qu’il fréquente d’une façon orageuse tout en lançant quelques piques d’humeur bien senties. Ce journal vaut aussi beaucoup pour le milieu littéraire ou artistique parisien bien faisandé qu’il décrit avec rage, ses petites manœuvres, ses coups bas, ses reptations pour faire partie du Spectacle. Pour vivre ou survivre, Muray écrit la mort dans l’âme des BM, des Brigades mondaines sous un nom d’emprunt collectif Michel Brice, et avec l’œil du concret, répertorie les désastres de notre époque à travers différents journaux ou livres, vitupère, déprime, s’énerve, gueule, rit. Et note inlassablement des faits divers horribles ou des épisodes sinistres, et hilarants. Dans Libé, il lit qu’un jour dans un train anglais un couple s’est mis à baiser devant les autres voyageurs sans que ceux-ci protestent, mais quand les amants se sont mis à se « nicotiser » sans vergogne dans le compartiment non-fumeur, ce fut la fureur, la protestation unanime. On appelle le contrôleur qui verbalise.

Ce qu’il y a d’admirable, c’est l’obstination de Muray qui l’enfonce dans une solitude à l’occasion d’une discussion : « Tout est de ma faute bien entendu, et c’est en grande partie vrai. Mon incapacité d’avoir des contacts avec quiconque. J’ai lassé la patience de tout le monde. Personne ne peut s’adapter à moi, je ne parle aux gens que de ce qu’ils ne veulent pas entendre. Je ne peux pas avoir d’amis. Pas de contacts. » C’est cette solitude et ce désespoir si peu romantiques qui le rendent touchant. Parfois, au-delà de son style de génie proche d’un Fellini par sa bouffonnerie hilarante (dans son roman On ferme, l’espèce de partouze de sourds-muets) surgit une pure phrase. Dans une soirée, il s’ennuie et boit beaucoup. Il raconte et dit : « Les whiskies passent comme des gares. »  L’image parle d’elle-même.

Tout au long de ma lecture, je me disais que Muray poursuivait à sa façon la réflexion virulente qu’avait commencé le cinéaste communiste Pier Paolo Pasolini dans les années soixante-dix et voilà-t-il pas qu’à la fin du tome VI, il se met à lire les Ecrits corsaires qu’il trouve formidables. Je le rapproche aussi d’un romancier assez oublié tout aussi « hargneux » qu’était Jacques Sternberg, cet autre détestataire, mort la même année que Muray. Je me demande ce qu’il aurait pensé de son essai Lettre ouverte aux Terriens (1974).

On dit que Philippe Muray n’est pas de gauche. C’est vrai (heureusement), mais ni de droite, car c’est l’enfermer dans le système binaire d’opposition contrôlée qui n’a plus ou n’a jamais été d’aucune valeur. Il l’affirme même : « De droite ? Moi ? Vraiment ? Comme qui ? Comme la famille-Figaro ? Mais ils aiment bien trop de choses, à mon goût, ces gens-là ! Et d’abord leur famille, leurs enfants. Je ne suis pas de droite. Je suis, à la rigueur, d’extrême-moi. Oui. » Car pour la première fois, écrit-il, « le consensus et l’anti-consensus ont fusionné ; et que les maîtres de ce qui doit être approuvé sont aussi les chiens de garde de ce qui peut être critiqué ». Témoin encore cette phrase : « Tout ce que veut l’économie de marché, tout ce que demande le McMonde c’est le monde uni. Ce qui compte, c’est que le consommateur ait les mêmes désirs partout (donc les mêmes « valeurs »). La synthèse culturelle est indispensable. Le Parc à Thèmes international doit être homogène. Infantilisé en tous ses points de la même façon. Systématisé enfin, rationalisé sur la base d’une puérilité totalitaire. » Ainsi, il peut admirer des gens aussi divers que Léon Bloy, Flaubert, Proust, Céline, Balzac, Ricard, Bernanos, Heidegger, Nietzsche, Debord ou Baudrillard. J’en oublie.

Si on sort en 2024 dans la rue, Homo festivus a aggravé son cas, il a non seulement fait des gremlins qui lui ressemblent comme deux gouttes d’eau, mais ils sont devenus des Homo festivus au carré, au cube, des otaries se vautrant dans leur grasse oisiveté d’avoir « droit au droit » se répandant sur Tweeter ou X, Instagram, Facebook. Ils ont maintenant des téléphones portables qu’ils consultent en permanence, ont des casques sur les oreilles à écouter une musique navrante, une petite boucle rebelle à l’oreille, des tatouages en bandoulière, des costumes de théâtre avec des cheveux rouges, oranges, jaunes ou verts, ne sachant plus dans quel corps ou dans quel sexe ils habitent, etc., croyant au rôle qu’ils se donnent dans leur confusionnisme mental et théâtral afin, comme par hasard, d’effacer l’ennemi, le mâle hétérosexuel par tout un tas de procédés, (genrisme, inflation de harcèlements et de viols improuvables) et de tout indifférencier. Homo festivus aimerait tout régenter y compris le soleil et la pluie pour en débarrasser cette dernière du ciel. Vider toute négativité du monde existant dans son « esclavagisme totalitaire en costume d’Utopie. »

Le tome VI s’achève donc sur une phrase le 31 décembre 1997 : « La Fête ne passera pas par nous. » Ce journal intime est la dernière bouffée de cigarette que Philippe Muray nous crache à la figure.

Jan Leloup

Laisser un commentaire